ANNA PUIG ROSADO – « La photographie est le moyen d’expression et de création qui m’aide à mieux voir et ressentir le monde »

En créant mon Blog “Provence Reflections” je me proposais d’aller à la rencontre et à la découverte de talents dans le domaine des arts visuels vivant et travaillant dans la Drôme. Il me semblait, en effet, qu’il y en avait beaucoup et qu’ils étaient nombreux à travailler dans une sorte d’anonymat. A ce jour dans le courant de deux années j’ai interviewé 20 artistes (parmi lesquels je compte Anke de Vries, ma femme, et moi-même) qui tous se trouvaient à deux pas de ma porte. Cela laisse deviner, en élargissant le cercle, à quel point le nombre d’esprits (et de mains) créatifs est important dans le Département. La possibilité de parler de leur travail avec tous ces artistes et de partager ce qu’ils m’ont appris avec les lecteurs de ce blog aura été, jusqu’ici, une expérience enrichissante tant sur le plan artistique que d’un point de vue humain. Au moment où j’écris ces lignes, nous traversons des temps difficiles pendant lesquels l’épidémie du coronavirus nous a contraints de passer des semaines entières confinés chez nous. Je ne sais pas comment la situation évoluera et dans quelle mesure la parution du blog à intervalles réguliers en sera affectée. Pour le moment il me reste à espérer que ceux à qui il est destiné, ainsi que tous mes amis artistes, soient en bonne santé et qu’ils n’aient pas trop de mal à supporter les règles de précaution auxquelles nous sommes tous aujourd’hui astreints.

Photo ci-dessus : Dubaï « Mise à mort du perroquet »

ANNA PUIG ROSADO (www.annapuigrosado.net)

Mon interview de ce mois-ci est avec une photographe exceptionnelle. Comme son nom l’indique Anna Puig Rosado est à moitié espagnole.  Elle habite avec son mari écrivain – et photographe lui aussi – ainsi que leurs deux enfants à une vingtaine de minutes de chez moi dans le village de la Roche-Saint-Secret. Le coronavirus nous a empêchés de nous rencontrer physiquement pour préparer cet article blog mais je connais son travail, que j’admire, et grâce à la technologie moderne nous avons pu communiquer sans problème par le truchement de Skype.

Turquie « Les iles du souvenir »

Ma première rencontre avec Anna remonte à plusieurs années lors d’une foire des arts à Crest. Anke, ma femme, m’accompagnait et c’est en déambulant parmi les nombreux stands que notre œil tomba sur une exposition de photos qui se démarquait nettement de ce que nous avions vu jusque-là. Normalement, lorsque j’ai devant moi une photo – même avec des effets artistiques trompeurs- je sais, à ne pas m’y méprendre, que c’est une photo. Ici les prises de vue, très belles, avaient une autre dimension. Était-ce l’angle de la prise de vue, la composition, l’agencement des couleurs, le jeu de lumière, ou les quatre à la fois ? C’est sur le chemin du retour à la maison, en y réfléchissant, que j’ai compris que plusieurs photos évoquaient pour moi des tableaux peints. Quoique techniquement s’agissant d’instantanées elles donnaient, en effet, l’impression d’avoir été réalisées dans le temps comme par un peintre.  Ce sera déjà une preuve d’originalité qui me frappera chez Anna !

Nous nous sommes de nouveau rencontrés en 2014 lors d’une exposition à la galerie Craft à Dieulefit, poétiquement intitulée « La savonnette bleue ». Anna avait ramené d’un voyage au Maroc une belle série de photos montrant divers aspects du hammam traditionnel, le bain turque, dont les origines sont anciennes et remontent à l’époque de l’Empire Ottoman. On y voyait divers espaces de ces bains publics orientaux : salles froides, chaudes, pour transpirer, de relaxation et bien d’autres dont l’on est sensé ressortir le corps et l’âme purifiés. L’atmosphère de certaines scènes faisait pour moi place au rêve, laissant deviner au-delà de l’image imprimée d’autres histoires qu’elle suggérait. Là encore je ne pus m’empêcher de voir dans certaines de ces photos des couleurs et des formes proches de peintures abstraites.

Tunis « La savonnette bleue »

Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’Anna figure sur ma liste d’artistes que je souhaitais inclure dans mon blog, « Provence Reflections. » En apprenant qu’elle préparait une nouvelle exposition à la galerie Craft sur « Les Iles du souvenir » à la suite d’un voyage en Turquie, je me suis dit que le moment serait propice pour lui proposer une interview. L’exposition, malheureusement, a été annulée en raison de la crise mais Anna à bien voulu accepter mon invitation. Etant donné les restrictions sur les déplacements nous avons décidé de prendre rendez-vous sur l’internet.

Après nous être salués en ajustant nos écrans afin de bien nous voir, j’ai demandé à Anna de me parler de ses débuts de photographe. Elle m’a répondu que c’était peu après avoir quitté l’école.

 » Je souhaitais faire du journalisme, et plus particulièrement des reportages à l’étranger. Dans ce but j’ai suivi une formation en arts plastiques, section photographie, ainsi que des études de langues étrangères. J’étais déjà bilingue car je parlais le français et l’espagnole et j’ai voulu y ajouter l’anglais et l’allemand afin d’avoir davantage de possibilités pour communiquer avec les gens que je rencontrais pendant mes voyages. Plus tard je m’inscrirai à l’Ecole des Gobelins, un établissement réputé dans le domaine de la photographie, afin de perfectionner ma technique. « 

Soudan « Désorienté »

Son premier voyage Anna le fera en Egypte et il sera suivi par beaucoup d’autres, au Yémen où elle résidera pendant une année, en Azerbaïdjan, la Turquie, la Sibérie orientale, l’Afrique du nord pour ne citer que quelques pays. Les photos qu’Anna ramène de ces reportages à l’étranger sont très belles si on les considère sur un plan purement esthétique et elles le sont sans qu’elle ait eu recours pour plaire à des images folkloriques ou stéréotypées comme c’est si souvent le cas dans les livres et les guides de voyage. Dans son choix des sujets il apparaît clairement qu’elle est alerte et sensible aux aspects culturels des pays où elle se rend et à l’esprit et aux mœurs des habitants. Cette empathie découle sans doute en partie du fait qu’elle soit elle-même biculturelle, auquel il convient d’ajouter sa curiosité inhérente au métier de journaliste. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que le talent d’Anna lui vaille une reconnaissance méritée ; les expositions se succèdent en France comme à l’étranger, elle reçoit des commandes de particuliers et d’institutions et son travail figure dans de nombreuses publications.

J’ai voulu savoir d’où venait chez elle sa soif de voyages. Que recherche-t-elle et qu’est-ce qu’elle espère trouver et peut-être découvrir ? Pourquoi aussi le Moyen-Orient et plus généralement les civilisations arabes l’attirent tant.

 » J’aime le voyage car je suis curieuse de découvrir certains endroits peu touristiques où je peux avoir un contact naturel avec les gens. Tout cela m’inspire en photographie. Je ne sais jamais à l’avance ce que je vais y trouver et c’est ce mystère qui me fait avancer. J’espère y rencontrer de belles personnes, des lieux qui m’inspirent. Plus ou moins consciemment la motivation de me lever très tôt le matin pour faire des photos sera peut-être l’occasion de vivre un instant de grâce visuelle quand ce que je vois se rapproche au plus près de ce que je ressens. 

Oui, il est vrai que le Moyen-Orient et les civilisations arabes m’attirent. C’est un peu étrange car rien vraiment ne m’y prédestinait à part une famille cosmopolite mais dont les origines n’allaient pas au-delà de la Turquie. Ce que je peux juste analyser après toutes ces années passées à découvrir le Moyen-Orient c’est que le Yémen m’a beaucoup marquée. C’est un pays où j’ai vécu et où je me suis rendue pendant de nombreuses années et qui a été comme une terre d’adoption.

J’ai pour ces pays orientaux une attirance sensorielle (la chaleur, la sécheresse, les odeurs d’encens, le chant du muezzin, la douceur des thés, les saveurs culinaires…) qui fait que je m’y sens vraiment bien, c’est-à-dire moi-même, sans faux-semblant. Cela m’aide aussi à me fondre dans les lieux pour les photographier. Un autre élément tout aussi important je crois, c’est la lumière de ces lieux qu’il faut apprivoiser (car elle est souvent très forte) et qui fait ressortir les couleurs et les matières présentes dans mes photographies. « 

Yémen « Désorienté »

Alors que son travail de photographe professionnelle l’amène à diversifier ses activités en faisant des portraits, des reportages pour des mariages, des photos pour des magazines de mode, de l’industrie, pour des agences de publicité, etc. je me demandais comment Anna parvenait à accorder ce type de photographie conventionnel qui doit répondre à des exigences et aux tendances en vogue avec l’esprit d’aventure et de créativité qui animent son travail « de cœur », réalisé au cours de ses voyages.

 » Je fais de temps en temps des photographies de mode, mariage ou publicité ou sport. Quand on me le demande c’est comme un défi car c’est éloigné de ce que j’aime faire. Mais ce qui me motive est justement de savoir que je vais avoir un regard « décalé » et pas formaté même si je dois m’adapter un minimum à ce que l’on me demande. L’illustration pure m’ennuie beaucoup. Cependant, toutes ces années de reportages photo dans toutes les conditions possibles m’ont apporté une grande connaissance de l’image. Je peux m’adapter à d’autres domaines et j’ai toujours quelque chose à apprendre d’une nouvelle expérience, humainement, émotionnellement et dans la création. « 

A force d’observer le monde à travers l’objectif d’une caméra on peut très bien se demander si Anna ne risque pas de souffrir d’une forme de déformation professionnelle qui influerait sur sa perception de ce qui l’entoure ?

 » C’est quelque chose de très instinctif et naturel qui m’accompagne depuis longtemps. Je cherche surtout des lieux qui m’inspirent et où il y a un sens à ce que je vais photographier. Ils sont souvent révélateurs d’un changement (par exemple des lieux en voie de destruction, devenus des sortes d’entre-deux temporels). Et puis je tiens beaucoup compte de la lumière, des ombres, des couleurs, des contrastes et quand je perçois une harmonie ou une dichotomie qui me plait dans un lieu, je le photographie. Je ne fais jamais de mises en scène préalables et je ne modifie pas la photo une fois prise. J’ai constaté aussi que je recherche le plus souvent des lieux habités par le silence, le dénuement ou l’absence de beauté apparente. S’il y a trop de bruit ou de couleurs je suis perdue dans le trop plein. Je trouve cela vulgaire et ça ne m’inspire absolument pas. « 

Iran « Désorienté »

Enfin pour terminer, j’ai demandé à Anna de bien vouloir définir ce qui constituait pour elle les critères de « la photo parfaite » ?  Par extension j’étais curieux aussi de savoir laquelle parmi ses propres photos répondait au plus près à ces exigences »

 » Je ne me risquerais pas à parler de « photo parfaite », mais, oui, ça peut m’arriver d’avoir une vague d’adrénaline lorsque je pense avoir fait une photo que j’aime, où les éléments visuels, lumière, cadrage, lignes, émotion, ont trouvé une harmonie dans mon œil au moment de la prise de vue. Il y en a du Moyen-Orient dont je ne me suis pas encore lassée, comme celles de la série « Mise à mort du perroquet » réalisée à Dubaï dans le quartier de Satwa, le portrait de Bachar al Assad dans un ancien palais à Damas en Syrie, une scène dans un ruelle de Thiama sur les côtes de la Mer Rouge au Yémen ou encore celle prise au lendemain d’un tremblement de terre sur l’île d’Ormoz en Iran. « 

Damas « Portrait de Bachar al Assad »

J’aimerais terminer cet article blog par un dicton que je ne retrouve plus mais qui s’appliquait parfaitement à mon sens au travail d’Anna. En substance, il disait que dans une photo se cachait une réalité si subtile qu’elle devient une réalité plus vraie que la réalité elle-même. Merci Anna, grâce à tes belles photos, de m’en avoir fait prendre conscience !

Les photos de Anna Puig Rosado seront exposées dans la Galerie Craft (Dieulefit) du 21 mai au 28 juin 2020.
Horaires d’ouverture – vendredi, samedi, dimanche: 10h30-12h30 et 15h-19h
Ouverture spéciale tous les jeudis de 16h à 18h où Anna sera présente à la galerie Craft.

 

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