ENA LINDEBAUR « Au-dedans des yeux fermés encore une fois fermer les yeux et même les pierres vivent  » ~Peter Handke

Nous traversons en ce moment, c’est indiscutable, des temps difficiles. Un des dommages collatéraux causés par le Corona virus aura été le confinement qui a limité pendant un temps les déplacements en nous empêchant d’aller librement à la rencontre des autres. Le problème s’est posé lorsque je préparais le présent article blog car je n’ai pu visiter l’atelier de l’artiste qu’une fois la rédaction du texte de l’interview terminé. C’est la seconde fois cette année (ce sera le cas pour Anna Puig Rosado pour la même raison) que toutes les communications avec la personne prévue pour le blog ont dû se faire par mail, téléphone et par internet.

J’avais déjà vu et admiré les tableaux de Ena Lindenbaur il y a quelques années lors d’une exposition. Ils m’avaient frappé par leur originalité et leur qualité indéniable et je m’étais dit vouloir un jour faire la connaissance de l’artiste. L’art produit parfois de curieux effets, comme si à travers des rideaux tirés, comme un choc, quelque chose saisit l’attention, quelque chose de reconnaissable mais sans que l’on sache bien quoi. Je ne sais pas qui a dit – c’était peut-être moi – qu’on ne découvre pas l’art mais que c’est l’art qui vient à nous. Tel était mon sentiment en voyant pour la première fois le travail d’Ena Lindenbaur. D’origine allemande, elle partage sa vie entre deux villes, Stuttgart et Nyons dans la Drôme, tirant ainsi son inspiration de deux cultures qui à bien des égards sont antinomiques. Par-delà la qualité de son travail, le choix d’Ena de s’installer dans la Drôme s’insère parfaitement dans le contexte des « ballades artistiques » de mon blog et c’était une raison de plus de vouloir l’interviewer.

Après avoir contacté Ena au téléphone elle m’a fait parvenir un beau catalogue avec une excellente interview, dont je me suis inspiré, qui éclaire très bien sa vie et permet de suivre un cheminement artistique dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est atypique. Ce parcours, à mon avis, est tout à fait exemplaire car il permet de bien comprendre quels peuvent être la signification et l’apport de l’art, dans le vrai sens du terme, pour l’artiste comme pour l’observateur.

Avant même d’avoir appris à lire, dès sa prime enfance, Ena aimait tracer des lignes. « elles étaient ma première langue » affirme-t-elle. Dès le début de sa vie, la ligne apparemment possédait déjà pour elle un pouvoir spécial qui persistera sous d’autres formes jusqu’au jour d’aujourd’hui. Elle l’utilisait alors comme moyen de communication avec son entourage et raconte comment petite fille elle faisait des dessins pour rapporter à sa mère, rentrée du travail, les évènements de la journée.

Assez logiquement, après ses études secondaires, Ena s’inscrira dans une école des beaux-arts. Il est significatif qu’elle opte pour une formation de calligraphe, une discipline fondée sur la ligne, mais sous une forme très rigoureuse. Son diplôme en poche, la carrière d’Ena passera par des phases successives et différentes. Pendant un temps elle subviendra à ses besoins comme dessinatrice médicale et botanique. Tout en affirmant qu’elle aimait ce travail qui exigeait une grande concentration par souci d’exactitude, dans son cœur elle aspirait à une forme d’art qui lui donnerait le moyen de déployer ses ailes et de s’exprimer librement. Elle voulait, comme elle le dit elle-même, se « défaire des contraintes imposées par une formation académique qui vous oblige à dessiner correctement, de manière à plaire, ce qui est tout le contraire d’un travail créatif. »

Cette quête d’authenticité se concrétisera dans les années 90 lorsque Ena décidera de prendre du recul par rapport à la culture allemande dont elle avait été nourrie pour essayer ainsi de toucher au vrai en se mesurant à ce qu’il y a de neuf et d’étranger dans une autre culture. Pour certains esprits créateurs comme elle, vivre ailleurs et s’ouvrir à des codes et modes de vie inconnus est susceptible d’avoir des effets libérateurs et enrichissants tout en élargissant aussi l’étendue de leur panoplie artistique. En l’occurrence le choix d’Ena portera sur la France. Elle gardera son atelier de Stuttgart et viendra s’installer à Nyons dans la Drôme, partageant ainsi ses activités entre les deux villes.

Ce n’est pas la première fois qu’Ena s’écartera des schémas usuels. Un jour ayant montré des dessins qu’elle jugeait réussis à un de ses professeurs – artiste comme elle et dont elle estimait la critique – il réagit en lui disant brusquement : « Que tu saches dessiner ne m’intéresse absolument pas » et lui conseilla dorénavant de travailler en fermant les yeux. En un mot, ce conseil résume toute la signification de l’art aujourd’hui car il rejette la notion que l’image doit ressembler au monde visible. Plutôt que de plaire à l’oeil l’art doit s’adresser à l’âme. « Cela sera pour moi une expérience fondamentale car ce faisant je n’étais plus dans une logique de plaire ou de dessiner quelque chose dans le but que ce soit une réussite. Je me suis sentie beaucoup plus libre, plus intériorisée et dans le présent : ni dans le passé de la répétition, ni dans le futur du résultat. Cela ne m’a plus jamais quitté. »

En tant qu’artiste, être au plus près de ce qui compte et l’incite à créer est un fil conducteur qui traverse toute la vie d’Ena. Elle expérimentera différentes approches comme lorsqu’elle écrit des lettres au pinceau pour ensuite les agrandir sur un mur, ou encore en jouant avec la couleur en faisant usage de la photographie et des techniques de la sérigraphie. Elle réalisera des dessins avec des rayons de lumière, fera des illustrations d’œuvres de poètes allemands et français laissant courir son imagination pour en saisir le sens profond, elle suivra librement sa main pour dessiner la chorégraphie improvisée d’un danseur dans son atelier et se forcera à reproduire des vérités dures et cruelles comme celles des corps meurtris et déformés à l’hôpital où elle travaille en tant que dessinatrice médicale et lorsqu’elle cherche à appréhender la mort de sa mère.

Peu à peu, dans ses œuvres, Ena accordera une importance grandissante à la ligne comme une sorte de retour à son enfance où tout a commencé, seulement cette fois à une échelle parfois qu’elle n’aurait pas pu soupçonner alors. « Mes tableaux jusque-là  étaient importants pour moi et ils étaient très demandés. Pendant vingt ans je les ai fréquemment exposés et puis je me suis mise à y ajouter des dessins, couche sur couche, jusqu’à ce que ce soit comme si le dessin finissait par être le dernier message. Ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui c’est de dessiner sur de grandes feuilles de papier ou dans un espace tridimensionnel. Je n’ai plus envie du format tableau qui dicte et qui m’enferme. »

Les dessins d’Eva sont tout à fait remarquables et font parfois penser à une sorte d’écriture, un peu comme des signatures prises de folie. C’est un véritable enchevêtrement de lignes qui se nouent et se dénouent à travers lequel on perçoit des figures humaines entrelacées ou qui se disloquent, dessinées avec des traits spasmodiques comme ceux d’un Egon Schiele alors que d’autres formes dans ces lacis rappellent Dubuffet, un art brut qui chez Ena ne l’est pourtant pas. Si ces lignes peuvent paraître confuses chacune au contraire est à sa place ni trop longue, ni trop courte. Elles sont tracées par une logique intérieure qui est celle des vrais créateurs et les histoires qu’elles racontent, nées de l’imagination d’Ena, sonnent juste car on sait qu’elles sont vraies. C’est là tout le mystère de l’art !


Catalogue Ena Lindenbaur
Prix 24€ (à acheter directement dans la LIBRAIRIE DE L’OLIVIER à Nyons ou commander -avec frais d’envoi- librairie.olivier@club-internet.fr

Expositions 2021

ELLES
MAC’A – Maison des Arts Contemporains
Cloître Saint Louis – Avignon
du 6 au 28 mars
Chapelle du Collège – Carpentras
du 5 au 26 mars 2021
www.mac-a.org

30 ANS GALERIE ESPACE LIBERTE
5 Rue des Alpes 26400 Crest
du 20 mars au 18 avril
www.galerieespaceliberte.fr

& – ESPERLUETTE
Galerie Pigment Monté du Théâtre 04700 Lurs
du 27 août au 10 octobre
www.galerie-pigments.fr

Expositions 2022

Ena Lindenbaur
L’Espace d’Art François-August Ducros
26230 Grignan
juillet/août
www.espace-ducros.blogspot.fr

 

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